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> Retour à la listeJ'étais mort
Par Dominique Conil,Ecrivain avec parcour journalistique
« Le 6 janvier 2007. 19 heures. Ma moto glisse sous un camion sur le périphérique à Paris. Le SMUR arrive. Pendant de longues heures je reste allongé sur le bitume. Il pleut. » Un accident, de ceux qu'on nomme bêtes. Entre l'arrivée du Service médical d'urgence et réanimation (SMUR), les heures d'attente, de peur, de morphine, -monsieur, monsieur, répondez-moi- et le réveil à l'hôpital, des heures blanches, absentes. Peut-être est-ce aussi pour les retrouver, ces heures effacées, que le photographe Grégoire Korganow, connu, exposé, homme très occupé, a passé un an dans l'équipe des urgentistes de Gonnesse. En blouse blanche, obéissant aux appels, entre AVP (accidents de la voie publique), bagarre, femmes âgées recluses, infarctus. Avec un appareil, simple et discret, en compagnon intermédiaire. Le résultat , ce livre , J'étais mort, vous saisit. Pas une photo spectaculaire, rien ici ne vous transforme en voyeur du malheur. Il s'agit d'une exploration de ce qui nous fait peur à tous. La mort bien sûr, mais aussi la mort solitaire, les bouches intubées, la nudité entre mains inconnues, dépossession de soi ,l' indignité du corps devenu objet technique. « Ce n'est pas un livre facile à offrir », me dit quelqu'un. Peut-être que si, pourtant. Car ce que Grégoire Korganow donne à voir, c'est une lutte, avec ses défaites. Oui, il y a bien des cités éclairées comme des camps, des voitures explosées sur une route à l'aube, le pli du drap sur un lit ouvert et vide, de sinistres escaliers hospitaliers. Qui provoquent un effet inversé, comme lorsqu'on s'éprend d'un lieu collectif bien nu, bien laid, car il y circule plus d'humanité qu'ailleurs, en décor avenant. Il y a, surtout, des visages et des corps. Ceux qui sont secourus - peu de visages, là, et que l'on ne peut identifier - nous - ceux qui secourent. Le miracle est là, les mains médicales ont des tendresses, les corps enveloppent, tendus vers ce but unique, au moment ou « on perd » le patient, c'est le mot qui revient, le ramener ici bas. Les visages sont marqués, épuisés, mais parfois d'une douceur intense, les regards présents, qui fixent un visage décharné à peine visible, l'équipe soudée, cinq dos jeunes et vigoureux penchés ensemble sur un malade, le visage d'un jeune pompier qui fixe l'au-delà sous un lustre tarabiscoté, une femme médecin presque en supplication devant un homme assis, une course avec brancard dans un couloir. Un acharnement, une tension, une attention extrême au malade, la vie en dépend. Loin des représentations, c'est paradoxalement en ces instants où les progrès techniques de la médecine se vérifient que l'empathie devient prégnante. Rarement vu un aussi bel hommage au métier. Les photographes titrent souvent leurs travaux, ils écrivent peu. Ici, Grégoire Korganow a écrit. Un peu, pas trop. Scènes brèves, épisodes souvent interrompus avec le départ de l'ambulance, langue exacte, ajustée au propos, sans déco, l'indispensable, dialogues saisis, des médecins dont nous ne connaitrons que les prénoms. Texte éclairant, qui, aussi, rappelle cette autre bataille, trouver de la place dans un service, téléphoner ici et là avec un mourant à l'arrière : France, 2008, Gonnesse. En une courte préface, Jean-Luc Sebbah, chef des urgences à l'hôpital de Gonnesse, raconte pourquoi, après avoir décliné toutes les offres antérieures de reportage, il a accepté celle de Grégoire Korganow, ce type qui est arrivé en disant : « Je voudrais mettre des visages sur ces mains et ces voix qui m'ont sauvé la vie lors de l'accident... » Sans doute, on le pressent, n'est-il pas n'importe quel chef des urgences. Il a eu raison, quoi qu'il en soit : comme souvent les œuvres réussies, ce livre qui traite des confins de la vie est, en fait, tout ce qu'il y a de vivifiant.
Dominique Conil,
Critique diffusée dans la Club Médiapart le 22 février 2011
Ecrivain, avec parcours journalistique... Livres : Notre Justice, Flammarion (enquête-essai), En espérant la guerre (Actes Sud), Une fille occupée (Actes Sud 2011), Anna Politkovskaïa, non à la peur (Actes sud junior, mai 2012)