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Par Jean-Luc MonterossoDirecteur de la Maison Européenne de la photographie
"« Père et fils », c’est sous ce titre que Grégoire Korganow réalise depuis 2009 une série de portraits de famille d’une apparente simplicité, où le dénuement des corps photographiés révèle la richesse d’un sujet rarement représenté : la tendresse qui unit un père et son fils. Sur un fond neutre, sombre, il photographie des hommes à demi nus, enlacés, faisant le plus souvent face à l’objectif. Ce sont des pères et des fils de tous les âges, de tous les milieux, de toutes les couleurs. La profonde unité de ce travail réside dans le dépouillement absolu des images. Aucun habit, aucun accessoire, aucune marque d’un lieu qui viendrait fixer géographiquement ou socialement une scène. Ces portraits ne donnent à voir que des corps, dans leurs confrontations ou leurs affinités, montrés hors de tout contexte autre que celui indiqué par le titre de la série. Plus que celui de l’humaniste nostalgique d’un légendaire état de nature, le regard de Grégoire Korganow est celui du scientifique qui, inlassa-blement, isole, observe et ausculte les interactions d’un microcosme peuplé de sujets semblables et pourtant différents. Dans ce non-lieu orchestré par le photographe, pères et fils n’ont d’autre choix que de se raccrocher l’un à l’autre. De ces images surgit alors une tension extraordinaire, née d’étreintes fermes ou plus hésitantes, de regards fiers ou fuyants, confrontant le spectateur à l’image universelle d’une intimité profonde et parfois dérangeante. Les photographies sont saisissantes parce qu’on y découvre, dans un langage d’une clarté et d’une efficacité imparables, un pan essentiel et pourtant trouble de notre identité. Si la mère est l’origine du monde, le lieu premier, le père est ce dieu innommable et intouchable qui échappe à la représentation. Le corps du père est un mystère peut-être plus grand encore que celui de la mère pour le fils qui y lit, incrédule, les lignes de son devenir. Leurs étreintes ont quelque chose de la statuaire baroque, figée mais vacillante, prête à basculer dans un au-delà mystérieux, allégorie du cycle de la vie. Pères et fils se soutiennent dans une danse où l’image de l’un n’est que le reflet partiel de l’autre, déformé dans le temps et dans l’espace. La photographie tient alors lieu de témoignage et de prémonition pour ces équilibristes qui avancent corps à corps sous l’objectif du photographe. Mais les images de Grégoire Korganow ne se résument pas à un simple jeu des sept différences pour le spectateur amusé ou gêné. La trivialité de ces corps d’hommes marqués par la vie contraste violemment avec la rigueur académique du protocole photographique. Les codes du portrait de famille, bourgeois, statutaire, sont réduits à néant dans ces images qui refusent les apprêts de la mise en scène pour s’approcher au plus près de la vérité. Le photographe exclut tout accessoire qui marquerait la trace du social. De même qu’on aurait du mal à voir dans les photographies de Grégoire Korganow une illustration du prétendu complexe d’Œdipe. Le sujet est ailleurs. Il s’agit, au contraire, de débarrasser la relation père/fils de tout substrat, de créer un espace propre à la photographie où la psychanalyse même ne pénètre plus. C’est un processus de dépouillement, d’utopie, qui convoque la nudité des corps et du décor pour révéler en chacun de ses modèles l’intimité la plus enfouie. C’est là tout le talent de Grégoire Korganow, que de savoir amener ses modèles hors de l’entrelacs des conventions sociales. S’attachant à scruter les stigmates de la paternité et de la filiation, rejetant la violence et la conflictualité au profit de la tendresse et de la fragilité, il réalise un impressionnant travail d’épure. N’imposant aucune lecture, ses images ont la beauté et l’intensité d’un hors-lieu et d’un hors-temps. Père et fils restent les figures tutélaires d’une relation à jamais indicible."
Jean-Luc Monterosso
Pour la préface du livre "Père et fils" paru en 2016 chez NEUS